Progrès : l’impensé du progrès

Oser questionner le progrès pour mieux le comprendre

Préambule

Cet article s’appuie sur le webinaire qu’a tenu Bertrand Vergely sur l’impensé du progrès. J’ai retranscrits les propos de sa conférence et synthétisé certains passages. J’y ai ajouté quelques notes personnelles afin d’aller plus loin ou de donner des éclairages. Un grand merci à Bertrand Vergely pour cette brillante conférence qui nous éclaire sur le progrès et plus encore.

Vous pouvez retrouver l’intégralité de la conférence en suivant ce lien : webinaire

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est un philosophe et théologien français. Il est un ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud. Il enseigne à Sciences Po Paris, à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge ainsi qu’aux classes de khâgne et d’hypokhâgne au lycée Pothier à Orléans. L’éminent philosophe s’interroge sur notre culte aveugle du progrès et nous incite à penser ce progrès qui nous dirige.

Introduction

Le but de cette conférence est de voir ce qui nous fonde. Le philosophe souhaite remettre de l’ordre dans la notion de progrès et faire la différence entre une illusion du progrès, un mythe du progrès, et un progrès « véritable ».

Il ne s’agit pas de s’inscrire dans l’opposition au progrès, mais au contraire, dans la volonté de recentrer celui-ci.

Qu’est-ce que le progrès ?

Pour Bertrand Vergely, le progrès c’est 3 choses : Le fait d’avancer, le fait d’améliorer et le fait, pour soi-même, de devenir meilleur.

Le progrès renvoie à l’une des expériences les plus savoureuses de l’existence. Nous ressentons de la joie quand nous nous sentons progresser.

« La joie réside dans le fait de passer d’une perfection à une perfection plus grande »

Spinoza – L’éthique

D’où vient le progrès ?

Dans notre culture, le progrès vient, au départ, d’un idéal spirituel. Le sentiment que les êtres deviennent meilleur, ont plus de morale, ont plus de rayonnement. Et c’est ce que l’on voit dans notre civilisation, ce qui nous guide, c’est ce qui nous emmène vers le haut.

Notre modernité a été très marquée par l’idéal de la réforme, qui à un moment devant la décadence de l’église, désire revenir à l’homme intérieur et moral pour retrouver le sens de la perfection.

Il y a aussi au 16èmesiècle, avec la réforme, l’apparition, d’un nouveau type d’homme, le conquérant. On a à faire au héros moderne, qui exprime son excellence dans tous les domaines, les domaines de la guerre, de l’économie, de l’art, de la séduction, des lettres. Il y a également derrière le progrès, l’ouverture aux humanités, c’est à dire à la capacité de s’intéresser à tous les domaines du savoir et de la culture. 

Le progrès dans notre monde est illustré, par ce que récemment, Michel Onfray, dans son livre « Sagesse », appelle la figure de « l’homme total ». C’est Gargantua, qui dévore le monde et toute les nourritures, il peut être également Don Juan, qui n’hésite pas à conquérir, ou bien ce peut-être encore le Neveu de Rameau de Diderot qui est cet homme orchestre capable de tout faire. 

Note personnelle : ce héros conquérant, tout puissant, n’a rien à voir avec le véritable héros, celui qui mène une quête héroïque, lui même avec lui-même, d’un petit soi vers un grand SOI. Celui qui chemine vers lui, qui comprend les profondeurs de l’inconscient collectif.

Voir à ce sujet mes 3 articles :

Qu’est-ce pour nous la figure de l’homme de progrès ?

C’est la figure de l’homme émancipé, c’est bien sûr celui qui devient meilleur, qui se perfectionne, qui avance, mais, qui impose la marque de l’homme. Luc Ferry dans son livre sur « Le sens du beau », analyse très justement la différence qu’il peut y avoir entre les anciens et les modernes : les anciens admiraient la nature comme une œuvre d’art. Les modernes veulent pouvoir dire leur mot. Nous avons l’impression qu’il y a une amélioration lorsque l’homme s’incarne, impose sa marque dans les choses. 

Très concrètement, philosophiquement parlant, Bertrand Vergely croit qu’on ne comprend rien à la figure du progrès dans la modernité si on ne voit pas que derrière les idéaux d’amélioration d’émancipation, il y a un phénomène fondamental qui est celui de la table rase

A la base du progrès, qu’est-ce qu’il y a ? 

A la base du progrès, il y a une table rase, qui va prendre quatre figures : Descartes, Hobbes, Locke, Rousseau.

La modernité commence lorsque Descartes dans « Les méditations métaphysiques » mais également  dans « Le discours de la méthode » s’insurge contre son éducation en expliquant que celle-ci ne lui a rien appris. Car si il sait beaucoup de choses, il y a une chose que son éducation ne lui a pas appris, c’est à penser par lui-même 

Deuxième élément important, Hobbes, dans « Le Léviathan », fondateur de la pensée politique au XVIIème siècle et qui situe l’origine de l’humanité à partir du contrat social. Pour Hobbes, quand les hommes sont livrés à leur nature égoïste, c’est la guerre de tout le monde contre tout le monde. Lorsque les hommes dépassent leur nature égoïste, pour conclure un pacte social de sécurité, cela permet de développer l’économie, l’agriculture, l’industrie, la culture, le bien-être, la civilisation. Le progrès, ici, repose sur la table rase à partir de la religion qui fixait une origine transcendante pour la vie humaine, politique et sociale, et remplacée par le contrat

Dans un texte assez prodigieux, Hobbes compare le pacte social et le contrat social tout simplement à la création du monde par Dieu. Au Fiat, lorsque Dieu dit dans la genèse, « que la lumière soit ». C’est à dire que la lumière pour Hobbes, c’est le contrat social. La lumière pour Descartes, c’est le jugement personnel.

Troisième élément, Locke. Pour Locke, la religion ne se fonde par sur Dieu, la religion se fonde sur la tolérance, et en particulier sur la tolérance à l’égard des autres religions. L’indice de la religion a totalement changé, on fait table rase de Dieu à la base de la religion, pour remplacer la religion divine par une religion humaine

Quatrième élément, Rousseau. Rousseau pense le devenir de l’être humain, et pour lui il s’agit d’une réécriture de l’histoire de l’humanité, à partir non pas de la bible, mais de cette nouvelle bible, qui va être l’histoire et derrière elle, les sciences humaines

Qu’est-ce que nous raconte le discours sur l’origine des inégalités ? 

Le discours sur l’origine des inégalités nous raconte tout simplement l’histoire de la chute de l’humanité sauf que ce n’est pas Adam et Eve qui mangent du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, mais ce sont les hommes qui rentrent en société, se regardent les uns les autres, se comparent et établissent des hiérarchies imaginaires qui détruisent l’égalité de l’homme envers l’homme, ce qui va légitimer chez Rousseau, le contrat social comme réponse à la chute de l’humanité. Et qui va mettre en place le grand mythe du XIXème siècle, le peuple, qui par la révolution, s’empare de l’histoire et transforme totalement l’humanité. 

Un véritable progrès ?

Bertrand Vergely souhaite souligner que, malgré les avantages, de cette vision des choses, quand on analyse ce qu’est le progrès en profondeur, on peut se demander, si, ce progrès est un véritable progrès ?

Premier point, le problème, quand on parle du progrès, on parle du progrès en soi comme une valeur culte et ce n’est plus le progrès de quelqu’un qui raconte une histoire du progrès. Qu’est-ce qui fait que, à un certain moment, il a des doutes à l’égard du progrès ? C’est l’objectivation du progrès, comme valeur en soi. Et il croit que c’est là que le progrès pose problème. 

Il s’explique : une chose est la saveur du progrès quand nous pouvons l’expérimenter dans nos propres existants. Et d’autre part, le progrès en tant que idéal politique, économique, social. Attention, le progrès dont on parle, n’est pas l’expérience du progrès personnel, mais, un idéal politique qui va se manifester à travers un mythe.

Alors fondamentalement, c’est quoi pour nous le progrès ?

Pour lui, le progrès, c’est la guerre. C’est « la guerre du nouveau contre l’ancien ». Cette guerre a pris forme sur un mode esthétique lorsqu’à un moment il y a eu une querelle entre les anciens et les modernes pour des questions qui étaient des questions de langue mais également des questions d’esthétique. Mais ce n’est pas simplement cela. La querelle de l’ancien et du nouveau dépasse le cadre esthétique et c’est là où elle prend la figure d’un mythe.

Note personnelle : Cette guerre, cette “barbarie douce” pour faire référence au livre de Jean-Pierre Le Goff, s’est inscrite depuis de nombreuses années dans certaines entreprises ou dans certains propos médiatiques, politiques et même sportifs. J’ai toujours été choqué d’entendre des termes guerriers utilisés dans les entreprises où je suis passé. Nous sommes également depuis longtemps dans une guerre économique. Les termes « guerre », « combat », « opération commando », « armes » sont régulièrement utilisés. L’expression « l’argent est le nerf de la guerre » est une autre illustration de cette violence sournoise qui s’inscrit dans nos quotidiens. De mon point de vue, cette sémantique guerrière utilisée en management et en politique notamment, favorise des comportements agressifs. Nous devrions exclure, interdire, cette sémantique dans nos sociétés dites « modernes ». Cette guerre n’est pas seulement une guerre du nouveau contre l’ancien, c’est aussi une guerre économique, elle est sournoise et fait d’un grand nombre de nos concitoyens des guerriers et non des citoyens pacifiques.

Qu’est-ce qu’un mythe ? Quand est-ce qu’il y a mythe ?

René Girard nous explique que le mythe est inséparable de la violence et d’autre part du mensonge. Il y a mythe quand il y a un discours qui est là pour légitimer la violence. Et en particulier la violence d’un mécanisme qui est lié au bouc émissaire. 

Le mécanisme du bouc émissaire est le fait de choisir un élément dans la cité et de lui faire porter la totalité des maux qu’il peut y avoir dans la cité. 

Aujourd’hui, pouvons nous dire que le progrès est un mythe ? 

Oui, pour Bertrand Vergely, le progrès est un mythe car le progrès s’inscrit dans une guerre, qui est la guerre du nouveau contre l’ancien. L’ancien étant figuré pour nous par trois éléments : la traditionla conservation et la religion. En France, être conservateur, n’est pas une position politique, comme en Angleterre, c’est un jugement moral, comme la tradition.

Alors, ça a donné quoi dans notre monde ?

Dans notre monde, cette lutte de l’ancien contre le moderne, a donné une nouvelle origine, une nouvelle religion, une nouvelle métaphysique, une nouvelle morale. Il remarque une chose, c’est que la nouvelle origine, est celle qui va faire passer l’homme moderne de la transcendance à l’immanence

Il y a une véritable religion du progrès (Le Progressisme). Cette religion du progrès c’est celle qui se met en place, avec l’apparition en 1792, d’une nouvelle origine de l’humanité. L’an 1792 étant baptisée l’an I, pas seulement de la république mais de l’humanité du fait de l’apparition des droits de l’homme et de la fin des privilèges

Et on voit apparaître ici une religion, qui est la religion de Robespierre, la religion de la raison, la religion de l’être suprême, dans laquelle on assiste à un changement de la notion de salut. Avec l’apparition de la révolution Française, des droits de l’homme, et de l’an I de l’humanité, le salut n’est plus un salut céleste mais un salut terrestre

Nouvelle religion, la religion de l’être suprême qui va donner le positivisme d’Auguste Comte, reprise de la religion de Robespierre, qui croit, comme nous y croyons, pouvoir sauver l’humanité, grâce à la politique et la sociologie, et d’autre part, la science. La maîtrise de la nature par l’homme et la maîtrise de l’homme par la société et la politique.

Note personnelle : Nous voyons très bien aujourd’hui les limites de cette illusion au travers du déclin et de la décadence de notre société, notamment au niveau environnemental, au niveau sociétal et au niveau de la santé. Nous ne cessons de donner à la science et aux pouvoirs politiques un pouvoir qu’ils n’utilisent, que trop souvent, à des fins personnels et  financiers. J’aime rappeler la citation de Rabelais à ce sujet : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Il est temps aujourd’hui de reprendre le pouvoir sur nos vies et d’arrêter de confier notre avenir à des personnes irresponsables et inconscientes. « L’ouverture d’esprit n’est pas une fracture du crâne », alors ouvrons nous davantage à ce qui ne ressort pas systématiquement de la science ou qui n’est pas « prouvé ». En France, nous sommes très en retard sur ces sujets car nous avons à faire à des croyances très fortes concernant le matérialisme qui finit par faire de nous des « fondamatérialistes ». Notre société évolue progressivement sur ces sujets, j’espère que cette évolution ne se sera pas freinée voire annihilée par trop de mouvements conservateurs dans l’avenir.

Une nouvelle métaphysique à partir de là fondée sur la notion de progrès infini

En quoi nous croyons ? 

Nous croyons que le véritable infini se trouve dans le progrès et que le progrès est infini. Très intéressant d’apercevoir que la fin de « La critique de la raison pure » de Kant remplace la métaphysique par la culture. 

La métaphysique, c’est la vision pensante de la nature et de l’homme. Avoir une vision métaphysique, ce n’est pas avoir une science de la nature, c’est avoir une pensée de la nature. Ce n’est pas avoir une science de l’homme, c’est avoir une pensée de l’homme. Jusqu’à présent, la pensée de l’homme, de la nature, était fondée sur la cause première chez Aristote, la pensée se pensant elle-même, l’esprit divin.

Avec la révolution Française, ce qui apparaît, ce n’est plus une métaphysique mais une culture, l’idée étant la suivante : ce n’est pas une pensée absolue qui dirige le monde, mais c’est le progrès infini de l’homme faisant des découvertes dans tous les domaines, qui permet à la pensée de se déployer vers une véritable pensée de la nature et de l’homme. 

A côté d’une métaphysique du progrès, on a à faire à une morale du progrès. La morale du progrès est très simple, elle est un petit peu l’application du progrès infini et repose sur ces phrases (pour ne pas dire des injonctions) que nous avons entendues : « dans la vie, il faut évoluer, il faut toujours évoluer, il faut toujours chercher à s’améliorer ».

Alors on débouche sur quoi avec la pensée du progrès ?

Avec la pensée du progrès, on débouche sur un nouvel horizon qui est le nôtre, au commencement était l’homme, celui qui contrôle, et qui en contrôlant, va faire en quelque sorte ce que Dieu n’a pas fait. C’est tout à fait intéressant d’apercevoir que cette vision des choses, totalement religieuse, est la vision aujourd’hui des transhumanistes aux Etats-Unis, qui n’hésitent pas à dire qu’ils « seront la troisième religion de l’humanité ».

Bien, évidemment, ce programme est alléchant. Mais, se posent des problèmes à propos du progrès. 

Premier point, il y a une expérience pratique qui est la nôtre. C’est que nous avons vu se déployer des régimes politiques progressistes et on s’est aperçu, qu’au « nom du progrès », on a été parfois d’une violence particulière. 

Et là, on est devant un véritable paradoxe, qui est un petit peu le paradoxe de la révolution Française. On annonce les droits de l’homme, mais on bâtit la terreur. On est contre la religion, mais on fait la religion de l’être suprême

Qu’est-ce qui se passe ? Ce problème rejaillit sur le plan technologique et scientifique

C’est très bien la technique quand ça produit des choses qui améliorent la vie quotidienne (comme dans la santé), mais, la technique devient beaucoup plus problématique lorsque la notion d’utilité s’empare de tout et qu’elle devient le seul mode pour pouvoir analyser l’être humain.

Ce qui est très ennuyeux dans la vision utilitaire, c’est que ça supprime quelque part ce qui fait toute la saveur de la vie.

Qu’est-ce qui fait la saveur de la vie ? 

C’est que quelqu’un a quelque chose qui fait que lui est lui, et ça je le comprends lorsque je le regarde pour lui-même et non pas pour son utilité, pour ce qu’il peut me rapporter. 

L’utilité ça peut déboucher sur quoi ?

C’est lorsque que quelqu’un a une existence dans la mesure où il est capable de me procurer un bénéfice financier, un bénéfice sexuel, un bénéfice de pouvoir, un bénéfice de jouissance. Finalement, on s’aperçoit que l’autre n’existe pas pour lui même. 

C’est à dire que si nous développons un monde où tout est mécanisé, rationalisé, utilisé, ce monde arrive à un véritable paradoxe. C’est qu’avec cette vision des choses, au bout du compte, l’homme n’existe plus donc tout ce que vous avez fait sur l’homme finit par le faire disparaître. 

« Le fait que l’homme rationalise tout n’est possible qu’à une seule conditionc’est que l’homme disparaisse, pour à un moment faire apparaître la pensée de la rationalité qui va tout rationaliser y compris l’homme qui rationalise tout »

Michel Foucault

On risque de tomber dans une idéologie totalement folle, une idéologie de la raison qui s’empare de tout, qui mesure tout sans qu’elle-même soit mesurée par rien.

C’est le véritable problème que pose ici la violence du progrès. Et la réalité du progrès dans lequel nous sommes, ce n’est pas le progrès, c’est la guerre. Cette guerre, elle est masquée par la notion de progrès, ce qui fait que personne ne s’en aperçoit, mais c’est bien l’enjeu de ce qu’il se passe. 

Note personnelle : Cette notion d’utilité renvoie également à la notion d’autonomie. L’autonomie, dans les relations aux autres, consistant à être en relation avec les autres non par besoin mais par envie. Notre société moderne nous a trop habitué à « utiliser » les autres et participe aujourd’hui d’un « individualisme utilitaire » proche d’une « consommation des relations ». Nous devons réapprendre l’autonomie, la véritable qualité des relations, des relations authentiques dans un esprit de coopération, de collaboration et non de compétition permanente. De ce côté, il y a un travail énorme de pédagogie à réaliser pour faire face aux jeux de pouvoir inconscients et réinscrire dans nos quotidiens une communication explicite et non implicite, c’est à dire développer la capacité à exprimer, d’une manière authentique, nos besoins et nos attentes.

Voir article : Autonomie

La guerre des intelligences

L’année dernière, Laurent Alexandre, brillant essayiste qui défend les idées transhumanistes, a écrit un ouvrage qui s’appelle « La guerre des intelligences ». Qu’est-ce qu’il nous dit ? Il nous que l’intelligence artificielle c’est l’avenir. « Cet avenir va être destructeur, mais nous n’avons pas le choix »

Et qu’est-ce que le progrès ? « Le progrès, c’est se préparer à faire la guerre »

C’est quelque chose que l’on retrouve dans un ouvrage qui vient de paraître où Laurent Alexandre avec Jean-François Coppé, ont écrit un ouvrage pour défendre l’intelligence artificielle. Et qu’est-ce qu’ils nous disent ? Ils nous disent « Il faut faire la guerre ».

Pourquoi est-ce qu’il faut faire l’intelligence artificielle ? Pour améliorer notre vie ? 

Non, parce qu’il y a les chinois et les américains. Il y a l’Europe, et si l’Europe ne fait pas la guerre pour pouvoir rentrer dans la compétition internationale avec l’intelligence artificielle, elle va se faire dévorer tout crue, par les américains et les chinois. 

Bertrand Vergely croit que depuis le seizième siècle, derrière la notion de progrès, nous assistons à deux choses : Nous assistons à des améliorations considérables mais nous avons à faire en même temps à une violence, à un état de guerre

Alors, c’est là que l’on est dansle mythe

Quand il entend parler du progrès il est extrêmement frappé d’apercevoir la situation dans laquelle nous sommes. Est-il normal que dans un pays comme la France, le mot conservation, soit frappé d’opprobre, et qu’être un conservateur, c’est être un horrible réactionnaire, ennemi du genre humain, dont il convient de se débarrasser ? Ce n’est pas une position politique, c’est une insulte. 

Or, quand on lit Spinoza, Spinoza place à l’origine de toute notre existence la notion de conservation. Rien n’est plus estimable, et essentiel, que de savoir se conserver, d’autant plus que quand on analyse les choses la conservation et le progrès c’est exactement la même chose. 

Qu’est-ce que la conservation ?

La conservation nous renvoie au mystère de l’être, l’être est ce qu’il est. Et comme il est ce qu’il est, il est ce qu’il est en aimant ce qu’il est, c’est à dire en ayant du désir pour lui-même, et en persévérant dans son désir. Et plus l’être est l’être et plus il cherche à se conserver ; et plus il cherche à se conserver, plus il persévère dans son être, et plus il progresse. Eliminer la notion de conservation, en opposant le progrès à la conservation, vous rendez impossible le progrès. Progresser, ce n’est pas détruire ce qui se conserve, c’est épanouir ce qui se conserve. Et l’épanouissement de ce qui se conserve et la conservation, c’est la même chose.

Il dirait que le sentiment que nous avons d’être heureux avec nous-même, c’est ce qui se passe quand on se sent capable de se sentir être

Note personnelle : Je trouve cela exacte. Il cohabite en nous deux types de forces. Des forces de conservation et des forces de progrès. La force de conservation est bien souvent exprimée par notre inconscient qui met tout en place pour que l’on ne change rien. Nos habitudes, nos croyances limitantes participent également de ces forces de conservation. Et puis, il y a les forces de progrès, celles de notre âme qui aspirent à évoluer, à grandir. Mais pas à évoluer pour gagner, réussir ou être le meilleur. Evoluer pour se réaliser, apprendre à grandir en compétence, en conscience et en amour. C’est une dualité que nous devons apprivoiser au fur et à mesure du temps et comprendre que ces deux forces ne s’opposent pas, elles se complètent. C’est ce qui fait souvent toute la contradiction de nos paroles et de nos actes. L’être humain est ainsi fait, de contradictions, mais toute son évolution réside dans l’harmonisation progressive de son être, donc d’un cheminement vers un grand SOI.

Quand est-ce que nous nous sentons être ? 

Nous nous sentons être quand nous sommes dans notre corps, dans nos émotions, dans nos pensées, dans notre âme, dans notre être, que nous épousons notre être. En général, quand on a ce sentiment heureux de pouvoir exister avec soi-même. On a alors envie de le donner au monde entier, on a de l’amour au monde entier. 

Qu’est-ce qu’il se passe ?

Le progrès et les améliorations considérables justifient généralement de grandes violences. En effet, le progrès cache une guerre du nouveau contre l’ancien. L’ancien étant ici la tradition, la conservation, la religion, la morale et l’origine. Il semblerait que l’idéologie du progrès ait convaincu nos consciences qu’il fallait absolument éliminer l’ancien tout en le renouvelant. Selon Bertrand Vergely, cette opposition entre ancien et nouveau rend impossible le vrai progrès.

Nous avons à faire là à une véritable contradiction dans la notion du progrès. La notion du progrès s’est très vite confrontée à un paradoxe épineux.

Il y a déjà une origine qui existe, il y a déjà une tradition qui existe, il y a déjà une religion qui existe. Quelle est la meilleure manière d’éliminer la tradition, la religion et la conservation ? C’est de devenir une nouvelle tradition, une nouvelle religion et donc, une nouvelle origine

Quelles sont les conséquences ? 

Dans notre monde, ça crée les pathologies du progrès auxquelles nous sommes confrontées, et il pense que ces pathologies du progrès sont liées à des systèmes d’aliénation, qui ont pris possession de nos esprits et de nos consciences, qui sont en train de jouer avec nous.

Il revient d’ailleurs, sur certains préjugés et certaines réalités du progrès.

Ca donne quoi cette affaire ? Un progrès infini ?

« Le système totalitaire est fait et bâtit sur la domination infinie, qui ne connaît ni nuit, ni jour et qui est continuel »

Hannah Arendt

La morale du progrès est l’application infinie du progrès. Cela revient à penser qu’il faut constamment évoluer et chercher à s’améliorer dans la vie. Dans cette conférence, le philosophe est sans appel : le progrès c’est bien, mais dans ce cadre-là, il amène seulement au paradoxe de l’égarement, à un monde de frustrés et à un monde frustrant.

Car si vous avancez pour la simple raison d’avancer, vous ne savez pas où vous allez, et si vous évoluez pour évoluer seulement, vous ne savez plus réellement ce que vous faites et vous devenez prisonnier de cette drogue qu’est le progrès.

En considérant le progrès comme infini, nous en vivons le contraire qui est la décadence. Ce phénomène est très destructeur et démontre d’un manque de confiance en l’Homme et de l’angoisse de se confronter aux limites. Il faut donc dépasser cette guerre et cette vision matérialiste du progrès. Il faut chercher le progrès spirituel et moral mais aussi cesser de penser le monde en termes d’interdits. Alors, on peut accéder à une société harmonieuse, pleine de liberté, d’humanité et d’ouverture.

Qu’est ce qui caractérise le monde ancien et le monde moderne ?

La caractéristique aujourd’hui de notre monde est qu’il ne se contente jamais de ce qu’il a. Alors, ne jamais se contenter de ce que l’on a ce n’est pas forcément s’améliorer, être humble, ça peut être aussi le fait d’être un mécontent perpétuel que rien ne satisfait. 

Il lui semble qu’il y a des expériences qui sont extraordinaires dans la vie, qui sont les expériences du contentement dont parlaient les anciens qui est la véritable jouissance, qui va donner la joie. 

Qu’est-ce qui manque à notre civilisation ?

Ce qui manque, c’est cette capacité que l’on peut avoir de jouir des choses, d’avoir le sens du bonheur. On entend parfois « On a le temps de rien ». Pourquoi on a le temps de rien ? « Parce qu’on a le désir de tout ». Ce n’est pas un problème de temps, c’est un problème de désir. 

Le véritable problème est que nous avons tout pour être heureux or nous créons un monde qui est un monde malheureux et frustré. Et ceci se traduit par l’égarement dans lequel on est, qui fait que l’on progresse mais à un moment on ne sait plus à quoi ça progresse

« Lorsque l’homme n’est pas dans la pensée, il est dans la quête indéfinie du plaisir et il faut toujours un nouveau plaisir pour pouvoir à un moment remplacer le plaisir précédent et donner ainsi l’impression d’avoir de la jouissance. »

Pascal

Il s’est toujours interrogé sur le fait de dire : « Qu’est-ce que c’est que ce monde, qui consomme tout le temps, même le dimanche ? »Il n’y a donc plus aucun moment où on s’arrête. Pour avoir le temps de méditer, de se taire, de respirer. Il est sûr que le monde irait beaucoup mieux si à un moment, on prévoyait des moments de silence, de paix, de calme,qu’on arrête de dominer et de progresser.

Peut-être qu’on arrivera à ce paradoxe à un moment, et  que l’immobilité, apparaîtra comme la découverte la plus géniale, dans notre futur.

Note personnelle : Bertrand Vergelly fait ici un véritable plaidoyer pour la méditation et un retour à des choses plus simples. Les traditions, les cultures asiatiques et amérindiennes ont déjà, depuis longtemps, compris que l’immobilité, le fait de se connecter à la nature, le fait d’arrêter de penser, de faire, et que de faire le vide et pouvoir se centrer sur ce vide, permettait de récupérer toute son énergie, toute sa santé, toute son humanité, toute sa fantaisie, son imagination et sa liberté.

Comment se passe le véritable progrès ?

Tout ce qui a fait progresser l’humanité n’est jamais allé de l’extérieur pour influencer l’intérieur mais est parti de l’intérieur pour transformer l’extérieur

Nous pensons le progrès comme des victimes et nous essayons de maîtriser l’évolution de l’homme. Mais la véritable humanité, y compris celle qui fait des révolutions technologiques tout à fait extraordinaires, va toujours de l’intérieur vers l’extérieur et non pas l’inverse.

« La vie autour de nous est une gigantesque vie intérieure où rien n’est extérieur avec rien et tout est intérieur à tout »

Bergson

Conclusion

« Dans ce  monde qui n’adhère plus à la vie, il est urgent de reprendre toute nos idées sur la vie, il est urgent de parler de la vie, de parler de ce qui nous fait vivre et de croire que quelque chose nous fait vivre. »

Artaud

Ce qui fera de nous des êtres heureux, capables de bien utiliser les productions de notre monde, c’est quelqu’un qui vit avec la vie ce qu’il appelle le « dialogue des profondeurs ».

Il croit que nous vivons de véritables questions métaphysiques aujourd’hui dans notre existence parce qu’il nous faut réapprendre à penser. Notre mode de pensée est un mode de pensée totalement utilitaire, totalement réductionniste et matérialiste au sens négatif du terme. 

Selon Bertrand Vergely, le problème de l’Homme moderne repose sur l’intelligence : il doit revenir à une intelligence qui vit, qui aime et qui parle de soi. Il est aussi important de repenser le progrès pour le considérer sur le mode de la collaboration et de la mise en relation.

« La véritable intelligence créatrice, le véritable progrès, c’est quand j’ai découvert ce qui nous fait vivre, quand j’ai découvert qu’il y a quelque chose qui me fait vivre et qui me permet d’être dans une correspondance intime et créatrice avec tout. Là, la vie commence, on peut connaître enfin un progrès qui ne nous fait pas de mal, et qui est bénéfique pour nous même et pour les autres. »

Bertrand Vergely